La presse est un des piliers du système de lutte contre la fraude et le blanchiment. En 2021, près de 20% des déclarations de soupçon adressées aux autorités par des banques suisses se basaient sur des informations parues dans des médias. Sans elles, ce sont plus de 1’000 transactions financières suspectes qui passeraient sous le radar chaque année. Ce rempart est menacé par les pressions croissantes contre les journalistes et les éditeurs.
Gotham City est une publication très modeste. Coline, Marie, François et Federico: nous sommes quatre à raconter chaque semaine les procédures judiciaires qui attirent notre attention dans les tribunaux suisses et étrangers. En cinq ans d’activité, notre lettre est devenue une source d’informations importante pour les avocats, les médias, les ONG et les autorités.
Les départements de compliance des banques, aussi, sont toujours plus nombreux à nous suivre. Ce succès s’accompagne d’un corollaire inquiétant: plus les banquiers nous lisent, plus les pressions que nous subissons s’accentuent.
Les personnes embarrassées par nos articles ne s’en cachent même pas: c’est souvent par un appel de leur banquier que la nouvelle vient à leurs oreilles. « Gotham » aurait évoqué leur implication – proche ou lointaine – dans une procédure en justice dont ils n’avaient pas tout dit à leur gérant de fortune. Pour répondre à cette inquiétude, le plus simple semble donc… de faire disparaître l’article.
Ce phénomène s’explique par la nature du système de lutte contre le blanchiment. Les banques ont l’obligation de se renseigner en permanence sur la réputation de leurs clients et sur leur implication potentielle dans des affaires louches. Les autorités ne plaisantent pas avec cette règle: des employés de banque ont même été condamnés pour avoir ignoré des articles de presse qui révélaient des agissements criminels.
Dans son rapport annuel 2021, le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS) indique que les intermédiaires financiers ont signalé 1’078 transactions suspectes sur la base d’informations publiées par la presse. Cela représente 18% de toutes les annonces transmises aux autorités suisses.
Dès lors, empêcher la parution d’un article, obtenir son retrait ou même sa modification sur un point précis peut s’avérer crucial pour les personnes exposées.
En ce qui concerne Gotham City, 2022 a probablement battu un nouveau record sur ce plan. Les courriels comminatoires sont devenus hebdomadaires et le facteur sourit désormais des « lettres d’amour » qu’il nous livre en recommandé.
Curieusement, les véritables attaques en justice sont devenues un peu moins nombreuses. Mais elles ont fait place à une litanie de récriminations, d’appels de communiquants et de pressions plus ou moins directes.
Il nous arrive de nous tromper. Quand c’est le cas, nous corrigeons notre erreur. Nous interpellons toujours les représentants des personnes mises en cause, avant publication, pour leur permettre de donner leur point de vue. Même lorsqu’elles n’ont pas répondu, elles peuvent toujours le faire après, en ajoutant une prise de position à l’article.
Ces règles sont simples et suffisent, en théorie, à déminer l’immense majorité des situations. Mais les discussions qu’elles provoquent sont toujours compliquées. Car dans la plupart des cas, ces demandes visent en réalité à obtenir la suppression pure et simple de l’article. Y résister consume un temps précieux, qui n’est pas passé à la recherche d’informations dans les sources judiciaires.
Le Batfund à la rescousse
Gotham City avait fait l’objet d’une vague de procédures en justice en 2020. Nous nous en étions bien sortis, en obtenant gain de cause devant les tribunaux dans quatre affaires sur cinq. Nous n’avons abandonné que dans un seul cas, parce qu’épuisés financièrement.
Ces victoires ont probablement contribué à refroidir les ardeurs judiciaires des personnes embarrassées par nos articles. Elles montraient que la justice suisse reconnaissait l’importance de notre rôle. Mais leur multiplication avait affaibli notre entreprise – ce qui était aussi leur objectif.
Fin 2020, le Batfund a été créé pour nous soutenir dans cette situation d’urgence. En rassemblant plus de 15’000 francs de dons privés, cette association indépendante de la rédaction et dirigée par Myret Zaki, Hannes Britschgi et Tasha Rumley nous a permis de régler l’ardoise de plusieurs assauts judiciaires, comme dans ce cas. Plus important encore, il nous a permis de gérer les pressions qui ont suivi avec sérénité.
Un grand merci – une fois encore – à toutes celles et ceux qui ont contribué au Batfund! Leur soutien s’est avéré très précieux dans la période difficile que nous avons traversée.
Pressions sur les autorités
Tout n’est pas rose pour autant. Car si le nombre de procédures en justice a diminué, les pressions trouvent sans cesse de nouveaux chemins. Un nouveau phénomène que nous avons vu apparaître cette année est particulièrement inquiétant.
A défaut d’empêcher la parution d’articles en s’en prenant aux médias, les pressions s’orientent désormais sur les autorités. Elles visent par exemple à empêcher ou à retarder la publication de jugements, dont la publicité est pourtant garantie par la transparence judiciaire.
Dans un cas auquel nous sommes confrontés actuellement, une autorité fédérale refuse depuis des mois de nous transmettre la copie d’un jugement définitif et entré en force. La situation est aberrante. Ce blocage ne porte en effet que sur un seul cas, et la même autorité nous donne toujours accès en parallèle aux décisions concernant d’autres affaires. Pourquoi?
Simplement parce ce que l’avocat de la personne condamnée est parvenu à faire pression – par des recours dont nous ignorons la teneur – sur l’autorité en question. Nous avons contesté ce blocage et l’autorité nous promet une « décision » à ce sujet. Nous ne voyons pas en quoi une décision serait nécessaire sur ce droit d’accès à des jugements entrés en force. Nos échanges se poursuivent, et nous espérons pouvoir bientôt en rapporter le résultat.
Contorsions langagières
Dans un autre cas dont nous avons parlé récemment, la justice genevoise a soudainement changé sa pratique d’anonymisation des arrêts. En l’occurrence, un tribunal a modifié une de ses publications dans la jurisprudence publiée en ligne pour faire disparaître le montant de la créance fiscale réclamée à Pierre Castel. Le Pouvoir judiciaire refuse toujours d’expliquer cette différence de traitement appliquée au milliardaire. Là encore, nous contestons ce procédé et nous avons hâte de vous en faire part.
Ce n’est pas tout. Nous avons été les témoins indirects de pressions importantes sur le Ministère public de la Confédération (MPC), dont la pratique consiste à confirmer aux médias l’existence d’une procédure pénale lorsque ces derniers en font la demande.
Tiraillé entre sa volonté de transparence et des pressions dont les ressorts nous échappent, le parquet est désormais contraint de se livrer à des contorsions langagières parfois lunaires dans ses échanges avec les médias.
Nous avons confiance dans la volonté des autorités judiciaires de ce pays de respecter leur devoir de transparence. Mais nous craignons que, si personne n’y prend garde, ces pressions finissent par rogner imperceptiblement ce principe démocratique. Nous faisons notre possible pour veiller à sa sauvegarde. Mais gardons tous un oeil sur ces vents mauvais qui soufflent toujours plus fort sur la liberté d’informer.